Femmes à l’enfant
Lorsque l’on pense à la représentation de l’allaitement dans l’art, la figure de la Vierge à l’Enfant vient presque immédiatement. Bien sûr, d’autres cultures ont mis en image cet acte fondateur au travers d’autres mythes, tels Isis donnant le sein à Horus, lui transmettant ainsi le pouvoir royal du défunt Osiris, ou bien Héra qui, en rejetant Héraclès qui tétait son sein, enragée devant ce nourrisson illégitime, fruit de l’adultère de Zeus avec Alcmène, créa la voie lactée par le lait ainsi échappé. Comment en effet ne pas trouver dans ce geste animal, l’essence et l’origine de notre humanité paradoxale, à la fois animale et divine. Il n’empêche que ce couple formé par Marie et Jésus apparaît comme évident pour illustrer l’image d’une mère allaitant son enfant. Et cette virginité de Marie de s’imposer comme l’archétype de toute maternité.
De la Vierge à Marie
Enfantée par le Verbe, cette jeune Nazaréenne, en accouchant dans la rusticité d’une modeste maison, devint ainsi une figure essentielle de cette double nature de l’Humanité, à la fois spermatique et céleste. Mais en même temps qu’elle humanisait le divin, elle donnait à la mère une essence médiumnique, la faisant accoucher d’un esprit incarné et non plus « mettre bas » comme un animal. Entre nos origines de primates, représentées par la mangeoire dans laquelle Marie posa le Christ nouveau-né, et la pureté divine, Marie allait donc s’établir comme le trait d’union capitale. Et l’allaitement, d’être la transmission de l’Esprit en Jésus, tout en affirmant l’humanité du Christ.
Jusqu’à la Renaissance, les artistes qui représenteront ce couple ne s’y tromperont donc pas. Ce n’est pas une simple mère qu’ils peindront ou sculpteront, mais bien une Mère de Dieu. Pas de naturalisme donc, mais un hiératisme dans lequel sera à voir, certes, l’amour d’une femme pour son fils, mais aussi, et avant tout, la pureté et la grandeur de cette matrice divine. Vierge, elle le fût par l’absence de relation charnelle. Vierge, elle le restera par sa corporéité sans mollesse ni souillure. Une Femme au-delà des femmes, une Vierge au-delà des vierges.
Avec la Renaissance, temps où l’Humanisme fera naître l’ «individu », où l’homme ne sera plus qu’une simple créature de Dieu mais un sujet autonome et digne de liberté, les représentations de la Vierge se feront plus douces. Après le Moyen-Âge où les icônes
byzantines et les retables gothiques traduisaient la divinité de Marie par une raideur non- charnelle, et donc inaccessible, les artistes se montrèrent de plus en plus soucieux de la montrer mère avant-tout. Douce, affectueuse, son postulat divin sera dès lors celui du modèle qu’elle deviendra pour toutes les mères du monde chrétien. Non plus au-delà de notre Humanité, elle sera dès lors à voir comme une sorte de parangon de la maternité et de la parenté. Dès lors, si les peintres et les sculpteurs l’ancreront dans le monde pour inspirer les Hommes, ils la représenteront vierge du quotidien. Issue du monde, mais protégée de ses bassesses et de sa fange.
A sa Vierge à l’Enfant entourée d’anges, Jean Fouquet donne les traits d’Agnès Sorel, défunte maîtresse du roi Charles VII dont elle eut plusieurs enfants. En identifiant la Sainte à une personne bien réelle, le peintre établit ici un lien physique entre la Madone et les citoyens de son temps. Marie semble ainsi dire aux Français de 1451 qu’elle fait partie de leur vie, qu’elle partage leurs souffrances et espérances, et devient par celle à laquelle elle emprunte l’identité, la Mère des mères. Agnès, parce que morte, deviendra vierge du temps, immortalisée par l’art, comme la jeune juive le sera par le culte voué à son Fils. Et hors du temporel, du flot des jours, elle pourra alors se donner éternellement aux hommes. Une immuabilité comme don absolu.
De cette figure originelle de la maternité chrétienne que fut Marie de Nazareth, la virginité deviendra donc comme une qualité essentielle de toutes les mères, un archétype permanent par ses multiples déclinaisons. Car de l’absence de rapport sexuel à cette autre absence mais du temps des hommes, l’être maman se verra affilié à la notion de retraite.
Dans la volonté d’humaniser Marie, le tableau de Rembrandt intitulé La Sainte Famille marque une étape décisive et définitive. Le fait que cette œuvre ait également été connue sous le titre Le Ménage du Menuisier est d’ailleurs plus que révélateur de la révolution qu’entreprit en 1640 l’artiste hollandais avec cette peinture. Au pan d’or qui enfermait la madone byzantine dans sa divinité en la coupant du monde des mortels, au hiératisme et au symbolisme des couleurs de la Sainte de jean Fouquet, à la grâce lumineuse, plus généralement, des Vierges que produisit la Renaissance, cette scène familiale s’oppose d’emblée par sa simplicité et son ancrage dans le monde des hommes. Ici, aucune auréole, le décor, le mobilier et les vêtements que portent les personnages sont ceux de la hollande du XVIIème siècle et non de Judée, de même que la couleur qui d’habitude désigne la Mère du Christ, le bleu, cède ici la place aux tons marrons et rouges de la coiffe et de la tunique que portent la femme qui allaite, éclairée par un rayon de soleil providentiel. Tout au plus, la modestie du ménage et l’activité manuelle de l’homme qui
travaille près de la fenêtre rappellent-ils le couple Nazaréen et la profession de charpentier de Joseph.
Rembrandt a donc voulu ici peindre la Sainte en femme du quotidien, à l’image de ses contemporaines, afin de leur montrer qu’elle fut comme elles, une mère vouée à son fils, et que loin de se satisfaire d’être une icône, sa condition de maman se veut être l’incarnation de cette part de divin que porte chaque être humain. L’allaitement devient ici sa part commune avec toutes les mères du monde, et de fait, le lien physique entre Dieu et l’Humanité.
Mais tout en la voulant contemporaine, le peintre flamand la circonscrit néanmoins à l’intérieur d’un atelier sombre. Cet enfermement, en bannissant l’extérieur, et donc les agitations du monde public qu’il suppose, devient dès lors une nouvelle déclinaison de la virginité paradigmatique de la maternité chrétienne. La pureté de l’hymen gynécologique de Marie se transforme par les hasards de l’étymologie, en cet autre hymen conjugal où la femme demeurera à l’écart du monde, en retrait des affaires publiques, pour se vouer exclusivement aux soins de la famille.
Les siècles suivant reprendront cette imagerie d’une mère à l’enfant, que le sujet soit Marie ou une simple mortelle, à l’abri de la société, attentionnée, douce, affectueuse et souriante, s’étant mise en retrait de la vie des Hommes pour se donner entièrement à son nourrisson. Vierge de toute humeur comme de l’agitation et de la violence du monde extérieur, celle-ci deviendra un pur archétype, sorte d’image éthérée de la pureté faite femme, déclinaison tutélaire et sans surprise de la Sainte Madone.
Vierge au biberon
Puis vinrent les années cinquante. Alors que de nombreuses femmes entrèrent dans le monde du travail jusqu’alors réservé aux hommes pour remplacer une main d’œuvre manquante au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, alors que le désir d’émancipation croissant de cette population aboutit à la naissance du Women’s Lib dans les années 60 aux Etats-Unis et du MLF en 1970 en France, les contraintes de l’allaitement devinrent tout à coup difficilement conciliables avec les nouveaux horizons qui s’ouvrirent alors à elles. Un contexte qui fit apparaître le biberon comme une véritable bénédiction. Après des siècles de tâtonnements quant à sa réalisation, passés les temps obscurs des tubes en caoutchouc reliés à une cuve contenant le lait et funestement riches en germes de toutes sortes, le biberon pyrex allait désormais permettre de nourrir son enfant sans impliquer le corps de la femme, ou même encore, autre révolution, déléguer cette nouvelle forme d’allaitement au
père. Une mère pouvait dès lors continuer à être femme et conserver l’intégrité de son corps.
Un nouveau corps de mère allait donc se généraliser. Ces nouvelles mamelles artificielles allaient en effet mettre un terme à l’animalité de la maternité, en offrant aux nouvelles mamans la possibilité de préserver la virginité de leurs seins. Une nouvelle Vierge allait ainsi voir le jour, créée par un siècle à l’hygiénisme rationnel.
Marie avait enfanté un être hybride, à la fois humain et divin, conçu par Dieu et produit par l’Homme. Ces nouvelles madones allaiteront d’un lait synthétique, conçu par l’Homme et produit par l’Animal. Ultime éviction d’une des dernières traces de nos origines simiennes, un nouveau pas dans notre hominisation artificialisante.
Et pour vanter cette nouvelle maternité, les publicitaires reproduiront les codes esthétiques vus précédemment. Là encore, les visages se feront doux, souriants, attendris et attentionnés, et l’attitude toujours aussi enveloppante, le corps formant comme un rempart protégeant le nouveau-né des agressions extérieures. Même si le biberon obligera ces bébés à être moins pressés contre le sein désormais caché de leur mère, l’exclusivité du lien mère-enfant sera conservée par le regard, les yeux de l’une plongeant dans ceux de l’autre, et excluant le consommateur, témoin privilégié de cette tendre communion.
En son temps, le Christianisme introduisit une généalogie inédite. Le Christ appelle sa mère « femme », les prêtres sont des « Pères » pour les fidèles qui deviennent leurs « fils » et « filles », et les moines s’établissent comme « frères ». De la même manière, en passant exclusivement par le regard, la relation qu’entretient la Vierge avec son Fils dans de nombreuses œuvres, sans effusion corporelle, rend compte de la dimension spirituelle plus que physique de leur parenté. De fait, l’allaitement virginal qu’implique le biberon vient comme conclure la maternité de Marie. Cette tétée hygiénique, hors-corps, qui ne produit ni ne transmet plus le lait, oblige le bébé à se tenir non plus pressé contre le sein de sa mère, mais tourné vers l’extérieur, reprenant la composition de nombreuses Vierge a l’Enfant. Ainsi, là où les artistes se donnaient comme contrainte de rendre visible le visage de Jésus, les nouvelles mères feront de même pour assurer la bonne prise de la tétine. Autres temps, autre Vierge, même esthétique.
Femmes a l’enfant
La représentation de l’allaitement se révèle donc à l’étude éminemment codé, en s’attachant à évacuer de cet acte toute notion de réel. Cette part de virginité que partagent
toutes ces œuvre tend donc à exiler ce geste pourtant si primaire de la société des hommes. Au point où, reprenant malgré elles cette imagerie séculaire, de nombreuses mères, au déni de leur véritable ressenti, de leurs douleurs ou de leurs doutes, affichent malgré elles ce sourire béat, cette posture affectée, mimant ainsi la mère parfaite, devenant une énième version de l’archétype marial.
Ce pantomime est au contraire absent des dernières œuvres de Mathilde Fraysse. Face à ses photographies de femmes allaitant leur enfant, un trouble nait en effet de n’y retrouver aucune convention reproduite. L’artiste nous présente en effet non plus des Madones, mais des mères contemporaines. Une contemporanéite qui va participer a l’étrangeté paradoxale de ces images. Car ces femmes, loin de décliner à leur tour la virginité de cette haute figure qu’est l’Allaitante, affirment leur place dans le monde et leurs imperfections. A la candeur plastique de la Vierge, ces femmes opposent un regard souvent dur, ou se mêlent détermination, doute, épuisement, et ce faisant, cette joie si profonde parce que réellement, nerveusement, physiquement vécue, éprouvée. La vie occupe ces regards qui sont ceux du quotidien et non de l’Idée. Une étrangeté qui n’est donc plus causée par la vision d’un être au-delà du monde, mais paradoxale parce que venant d’une scène quotidienne, et donc banale, mais qui se trouve pour la première fois exposée dans sa plus sincère crudité.
Non plus sacralisée ni esthétisée, ces nouvelles madones incarnent ainsi ce que sont les mères aujourd’hui, des êtres doubles, prises entre la Vie, l’allaitement renvoyant ainsi à nos origines d’hominidé comme au règne animal en général, et leur vie d’individu. De sorte que la maman contemporaine se révèle jonasienne, vivant dans leur corps ces deux temporalités contradictoires que sont l’immémorialité de notre espèce, de notre animalité, cette part commune à tous les Hommes parce qu’innée, incrustée au plus profond de nous, et l’actualité de notre monde. L’Absolu que représente le fait de donner et d’alimenter la vie coexiste alors avec la relativité, pour ne pas dire trop souvent la futilité de nos habitus. C’est ainsi que beaucoup des mamans photographiées par Mathilde Fraysse ne regardent pas leur enfant. Donnant leur corps de mère à leur nourrisson, elles regardent leur vie, devant elles, lorsque ce n’est pas directement nous, regardeurs assimilés à la société.
D’autres photographies montrent quant à elles la violence de la maternité. Car être mère, donner la vie, ne se limite pas à ces sourires béats et à cette tendresse surjouée que véhiculent les médias et que nombre de mamans alimentent et reproduisent malgré elles, comme une figure obligée de la maternité. Non. Etre mère comporte également des souffrances, de l’accouchement à la tétée qui se révèle parfois si douloureuse que certaines femmes arrêtent prématurément l’allaitement, mais aussi de la fatigue, des doutes, un
changement de vie qui n’est pas vécu par tout le monde dans l’allégresse ni dans la résignation auréolée de grâce que l’on retrouve dans de nombreuses représentations de la femme allaitante. Les mamans de Mathilde Fraysse ne sont en cela plus vierges de leurs ressentis, de leurs sensations comme de leurs émotions, mais les vivent et les donnent à voir. Ainsi ces cernes et regards éteints, ces airs résignés, ces mères floutées, ces intérieurs en désordre, et ces contrastes chromatiques qui, dans certains clichés, enferment la femme et son enfant dans une solitude opaque, dans une retraite subie.
Pour illustrer cette violence de la maternité, deux photographies se révèlent particulièrement puissantes et pleines de sens. L’une montre une femme vêtue de blanc qui nous fait face, nous regarde, et dont la chemise ouverte laisse voir un sein nu, sortant de son soutien-gorge. Les mains sont jointes et rappellent par leur pose celles d’une certaine Mona Lisa, enceinte lorsqu’elle fut peinte par Léonard De Vinci. Le mamelon est découvert, sombre, presque noir, et donne une impression de lassitude, d’épuisement, que confirme le visage de cette femme. Comme perdue, elle semble nous demander quelque chose. De l’aide ? Du soutien ? De même, son corps dévêtu n’est en rien gracieux. Il donne plutôt le sentiment d’avoir été attaqué, la chemise arrachée, le sous-vêtement violenté. Enfin, ce sein nu et ce visage qui nous regarde mêlent deux socialités différentes et contraires.
Le corps nu, érotisé ou non, appartient à l’intime, au privé. D’où le souffre causé par son exposition, et le recours à une esthétisation, qu’il soit idéalisé et désincarné dans l’art classique ou à l’inverse accessoirisé et fragmenté dans la pornographie contemporaine. Quant au visage, et plus précisément le regard, c’est à la sphère publique qu’il appartient. Raison pour laquelle le port du voile intégral, et donc son recouvrement, son éviction du regard des autres, suscite un tel débat dans nos société occidentales. Il est ce par quoi on communique avec le monde, on prend place dans la société, la part visible et ouverte de notre individualité. Aussi le nu est-il rarement individualisé, personnalisé, demeurant un ensemble anonyme d’organes sexués, et le visage tout aussi rarement sexualisé, afin de conserver et de représenter l’intégrité de l’être social. C’est pourquoi la coexistence de ce sein et de ce regard s’avèrent cause de malaise. Ce corps offert, dévoilé, cette intimité exhibée, comme arrachée, ne donne-t-il pas le sentiment d’avoir été agressé ? La femme, qui forme par ailleurs un contraste lumineux avec l’obscurité du fond, ne semble-t-elle pas comme ayant perdu la maîtrise de son corps, offerte, comme à la disposition sans réserve de son enfant. Victime ? Cette Joconde du XXIème siècle, tout comme la Florentine posant devant un paysage préhistorique, offre donc une image dure, austère de l’allaitement, déshumanisant la corporéité de la maman pour mieux rappeler l’atavisme simien de cet acte fondateur de notre Humanité.
L’autre photographie représente un enfant allongé sur un lit, aux côtés de sa mère, couchée également, mais dont on ne voit que les jambes. Nous remarquons également dans le coin de l’image, les pieds d’un autre enfant, sans doute celui que la femme allaite. Mais le cadrage de cette image interroge. Car loin d’évoquer l’union d’une famille, l’enfant qui nous regarde a l’air au contraire comme rejeté du binôme formé par le nouveau-né et leur mère. Leur corps sortant littéralement de la photographie, le grand frère se retrouve seul, retrait renforcé par son positionnement à l’arrière du lit, derrière le corps inerte de cette maman disparue. Car son absence de l’image fait naître un autre malaise. En effet, ce bout de corps allongé, sans visage, nous amène à nous demander ce qu’elle fait ainsi abandonnée ? Que et qui regarde-t-elle ? Est-elle endormie ? Est-elle bien, sourit-elle ? Ou encore, lecture extrême mais possible, vit-elle encore? Si les yeux sont chez de nombreuses cultures les fenêtres de l’âme, s’ils sont un signe de vie que l’on referme symboliquement lorsque l’individu meurt, leur dissimulation crée le trouble et peut amener à imaginer le pire. De sorte que l’enfant est doublement mis à l’écart. A la fois du corps mais aussi de la vue, et par ce fait de la vie de sa mère. Une éviction matérialisée par le flou de son visage, comme si peu à peu, avec cette nouvelle naissance, sa place dans la famille devenait de plus en plus précaire, solide, évidente.
Les hommes sont également présents dans deux de ces Portraits-Allaitements, qui peuvent être vus comme l’évolution de la place du père dans cette relation mère-enfant. Le premier montre une femme souriante, en pleine lumière, le sein offert, qui porte son enfant, lequel vient de téter un mamelon encore humide. Mais alors que ces deux figures s’imposent à notre regard, nous apercevons au fond, flou, coupé par le cadre de l’image, un homme qui porte quant à lui un chien. Le parallélisme de ces deux binômes, la femme et l’enfant d’un côté, l’homme et le chien de l’autre, peut prêter à sourire, chacun s’occupant de son « bébé », ce dernier, nourrisson ou animal domestique, ne servant qu’à une chose, tenir compagnie, combler le besoin d’affection d’un couple en quête de don de soi. Mais ce que cette composition matérialise, n’est-ce pas également le manque d’implication du père envers l’enfant ? Presque caché, au fond de l’image, flouté donc flottant, loin d’avoir une présence solide, celui-ci ne regarde ni la mère, ni l’enfant, mais semble enfermé sur son monde. Une représentation de la solitude de nombreuses mères qui durent, et doivent encore aujourd’hui, s’occuper seules de l’enfant, cloîtrées, les hommes partant au travail, allant faire du sport, sortant le chien…
L’autre photographie montre un homme donnant le biberon au dernier né d’une famille radieuse de 5 enfants. Contrairement à l’œuvre précédente, le père est au centre des enfants, la mère derrière portant elle-même l’avant dernier, et regardant le nouveau né qui la
regarde à son tour, dans les bras quant à lui de son père qui sourit, tout à sa tâche. Alors que les parents sont absorbés par le nourrisson, deux enfants nous regardent, comme pour nous inviter à partager ce moment hautement familial. Une circularité des regards qui apparaît comme la marque d’un clan au sein duquel chaque membre veille sur l’autre. Mais ce qui marque le plus dans cette œuvre est la luminosité qui se dégage du bébé. Alors que le reste de la famille est plongée dans une semi obscurité, ce dernier perce quant à lui la composition par sa blancheur. De sorte qu’un pont paraît possible avec la figure de la Vierge à l’Enfant. Si, comme nous l’avons vu plus haut, le Christ imposa une nouvelle généalogie, cette photographie ne peut-elle être vue, à son tour, comme une réactualisation de cette parentalité réinventée, en imposant la figure du père allaitant ? Ainsi, cet enfant deviendrait-il le Messie d’une nouvelle ère, celle où la mère ne serait plus seule assignée à s’occuper du nourrisson, un dépassement des ancrages sexuels ancestraux qui aboutirait à ce qu’avaient initié les années 60, un père maternant et une mère ancrée dans le monde.
Les photographies de Mathilde Fraysse ne font donc rien de moins que de révolutionner une iconographie vieille de plusieurs millénaires, celle de la femme allaitante. Et ce faisant, elles bouleversent à plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’elles proposent une nouvelle façon de représenter, et ce faisant de voir, de considérer, l’allaitement. Mais aussi, parce qu’en prenant comme sujet ce moment source de notre Humanité, cette tétée qui nous relie à la fois à nos premiers jours mais aussi à notre patrimoine animal, l’artiste s’adresse à ce qu’il y a de plus primale en nous.
L’artiste, par ces nouveaux Portraits, n’enferme donc plus la maternité dans une Virginité purifiée du corps, du temps, du monde, mais l’incruste dans la vie, lui donne du poids, de la chair, et ce faisant, signe une magnifique ode à la femme contemporaine.
Bertrand Naivin, janvier 2011